Spéculations sur le fonctionnement de l'esprit


    Je vais décrire le fonctionnement d'un esprit, en m'attachant à montrer les points communs qu'il a avec un ordinateur. Bien entendu, je me réfère essentiellement à mon propre cerveau, celui que je connais le mieux. Cependant, nous avons tous probablement à peu près la même manière de penser.
    Ces observations sont orthogonales avec la psychanalyse, c'est-à-dire qu'elles n'entrent pas en conflit avec. Elles ne portent que sur l'esprit conscient et sa dynamique, pas sur les résultats de ses pensées.

Fonctionnement quotidien

    L'esprit est une machine qui peut être dans deux états distincts : l'état éveillé et l'état de sommeil.

État éveillé

    Dans cet état, l'esprit poursuit un fil de pensées. À chaque instant, une et une seule pensée est présente dans l'esprit(1). Le travail de l'esprit consiste à faire évoluer la pensée vers une pensée voisine. Cette évolution se fait par combinaison de la pensée courante avec le contenu de la mémoire ou une entrée du système sensitif(2).

État de sommeil

    Dans cet état, les périphériques ne fonctionnent pas. Les périphériques d'entrée envoient aléatoirement à l'esprit des impressions mémorisées et combinées avec une version très affaiblie des stimuli extérieurs. Sous l'effet de ces entrées l'esprit évolue aléatoirement(3).

Entrées/sorties, instincts et mémoire

    L'esprit fonctionne en conjonction avec un certain nombre de périphériques et une mémoire. Certains périphériques peuvent communiquer entre eux(4).

La mémoire

    La mémoire enregistre toutes les pensées de l'esprit dans l'état éveillé.
    Il y a des mémoires à différents niveaux de persistance. Les pensées de l'esprit sont enregistrées dans le niveau le plus volatil(5).
    La mémoire est associative. Une pensée est indexée par association avec d'autres pensées(6).
    La migration d'une pensée vers un niveau de mémoire plus persistant est favorisé par deux facteurs(7) :
    Faute de migration, la pensée disparaît (oubli).
    Cette migration se poursuit pendant l'état de sommeil(8).

Les entrées

    Des modules reçoivent les stimuli venant des organes sensoriels. Ils les traitent pour déterminer leur importance et en font une analyse préalable pour envoyer une information de haut niveau à l'esprit. L'esprit peut cependant choisir d'accéder aux données brutes de bas niveau(9).
    Certaines entrées sont d'origine instinctive, elles ne proviennent pas d'un sens mais d'une partie du cerveau déterminée génétiquement. La valorisation positive (plaisir) ou négative (douleur) de certaines sensations est prédéfinie(10).

Les sorties 

    L'esprit envoie des commandes aux sorties. Ici aussi, les commandes peuvent être de plus ou moins haut niveau. Elles sont traduites par des modules en impulsions musculaires.

Mise en place, évolution, apprentissage

État initial

    Les entrées de l'esprit à la naissance sont constituées uniquement d'instincts et des données sensorielles de bas niveau. Les sorties sont uniquement des ordres de bas niveau(11).

Évolution

    L'évolution du cerveau est un enrichissement des périphériques. Cet enrichissement consiste à les rendre capables de faire des tâches réservées auparavant à l'esprit. Les informations échangées entre l'esprit et les périphériques devient de plus haut niveau au fur et à mesure de l'évolution(12).

Plusieurs pensées

    L'esprit ne peut avoir qu'une pensée à la fois. Cependant, il peut suivre simultanément plusieurs fils de pensées en basculant plus ou moins souvent entre les fils(13). La pensée courante d'un fil est stockée dans la mémoire volatile. Si l'esprit passe trop de temps sans reprendre un fil, la pensée courante du fil est oubliée.
    Les fils de pensée ont des priorités. Les fils de plus haute priorité seront sont traités plus longtemps par l'esprit(14).

Le moniteur

    Quand la gestion de plusieurs pensées est mise en place, il apparaît un fil particulier : le moniteur. Le moniteur est un fil qui observe et contrôle plus ou moins efficacement le fonctionnement de l'esprit. Il accède à la mémoire mais n'a pas d'entrées ou sorties(15).

Tendances

    Le fonctionnement quotidien et l'évolution de l'esprit sont guidés par des tendances prédéfinies. Les deux tendances principales sont :

L'humeur

    L'humeur est la variable d'état de l'esprit. Elle est déterminée par la notion de plaisir ou de douleur associée à certaines entrées et, par extension, aux pensées associées. Elle influe sur l'évolution de certains fils de pensée(17).

Représentation et projection

    L'esprit cherche à maintenir une représentation unique du monde extérieur (la vérité). Elle contient ce que l'esprit a déduit de ses entrées(18).
    Pour ses sorties, l'esprit procède par projection : il simule l'effet de ses instructions en sortie sur sa représentation avant de les envoyer effectivement(19).

Conclusion

    Le fonctionnement de l'esprit n'est pas très compliqué, il a beaucoup de points communs avec un ordinateur. Ce qui manque à ce dernier est :
Si ces composants doivent être implantés en logiciel sur une machine séquentielle, il faut une machine beaucoup (10000 fois) plus rapide.

Exemples et parallèle

    Ici, des exemples justifiant ce qui est décrit plus haut, et les fonctions correspondantes sur des ordinateurs.

1.
    On ne peut pas penser à deux choses à la fois. Au mieux, on peut basculer fréquemment entre deux pensées. De même on peut vérifier qu'à chaque instant on pense à quelque chose. Quelqu'un qui répond « rien » à la traditionnelle question « À quoi penses-tu ? » ment.
    Un processeur exécute un fil d'instructions. Il peut cependant se mettre en veille pour être réveillé par une entrée (une interupution).

2.
    Un raisonnement est un fil de pensées déduites les unes des autres par des relations logiques. Celles-ci sont enregistrées en mémoire sous forme de motifs qui définissent leur domaine d'application et leur résultat. Ainsi, le motif « 1+2=3 » permet de transformer la pensée « un euro et deux euros dans mon portemonnaie » en « trois euros dans mon portemonnaie. »
    Les instructions d'un ordinateur ne dépendent pas de la donnée courante mais d'un programme prédeterminé.

3.
    Les rèves sont basés sur des souvenirs et des impressions visuelles et sonores. On perçoit toutefois les sons et la lumière réels de manière très atténuée et déformée. Les rèves laissent peu de traces dans la mémoire.
    Au repos, les processeurs subissent un bruit électormagnétique de très faible intensité. Il est possible que ce bruit puisse induire des passage de portes logiques qui peuvent être assimilés à des exécutions d'instructions. Ces passages sont trop faibles pour induire le basculement d'un bit, et ne sont de toute façon pas consignés dans la mémoire.

4.
    Les modules de sortie coopèrent avec les modules en entrée pour exécuter les instructions de haut niveau. Par exemple l'instruction : « prends la tasse » est exécutée entièrement par un module en sortie sans intervention de l'esprit, mais qui coopère avec les modules d'entrée visuel et tactile.
    Certains périphériques, comme les disques ou les cartes vidéo peuvent accéder à la mémoire sans passer par le processeur (DMA).
  
5.
    On se souvient exactement de ce qu'on a pensé dans la minute d'avant. Après ça devient moins précis. Les souvenirs plus anciens sont moins denses.
    Les ordinateurs ont différents niveaux de mémoire, et il y a un compromis entre le temps d'accès aux données et la capacité de stockage.
 
6.
    Il y a plusieurs moyens de retrouver un souvenir enregistré dans la mémoire à long terme. Par exemple, quand on cherche ses clés, on peut penser à l'image des clés, qui est lié à la dernière fois qu'on les a vues, ou à la chronologie de quand on les a rangées, qui contient le souvenir du dépôt des clés. La pensée contenant l'endroit où on a posé ses clés est donc lié à au moins deux autres pensées.
    La mémoire d'un ordinateur monodimentionnelle et indexée par des entiers. Des bases de données peuvent contenir des enregistements liés entre eux, mais d'une manière déterminée par le programmeur. Certains moteurs de recherche construisent maintenant des graphes d'association entre des termes.

7.
    Quand on reçoit une information, même si ce n'est qu'un détail, à propos d'une personne qui nous intéresse (par exemple une idole ou la dame de ses pensées), elle est mémorisée de manière persistante. On peut aussi se dire « il faut que je me souvienne de son prénom » pour le forcer à être enregistré.
    Un ordinateur n'effectue jamais de sélection sur les données à enregistrer.

8.
    Après une journée bien remplie, le soir, on se couche l'esprit bruissant des événements de la journée. Ces événements sont intégrés dans la mémoire pendant le sommeil. Au réveil, ils ont acquis le statut de souvenir et l'esprit est moins agité.
    Un ordinateur ne fait rien au repos.

9.
    Les informations en provenance des modules sensoriels que traite l'esprit routinièrement sont de haut niveau. Par exemple, l'information visuelle qu'on a en regardant son bureau est : « dessus, il y a l'annuaire des téléphones », et non l'information de bas niveau « il y a une tache jaune de forme polygonale avec des petites vermicelles dessus » ou les informations de niveaux intermédiaires « il y a un pavé jaune avec des lettres dessus », « il y a un livre jaune », « il y a un livre jaune sur lequel est écrit ‘‘Annuaire’’. »
    Cependant, quand on a lu le mot « Annuaire », on peut s'intéresser à la police de caractères utilisée. On accède alors à des données de plus bas niveau concernant la forme des lettres.
    Les données en entrée sont le plus souvent transmises en mode pull, c'est-à-dire que c'est l'esprit qui demande aux modules d'entrée de lui envoyer les données. Dans certains cas, on passe en mode push, où les modules sensoriels interrompent le fil de pensées de l'esprit parce qu'ils ont une information importante à transmettre.
    Dans le cas des ordinateurs, il y a peu d'échanges de haut niveau avec les périphériques : le plus souvent, ce sont seulement des trains de données brutes qu'il faut transmettre (sur le disque, par le réseau, dans la mémoire vidéo) et les ordres correspondants (lire ou écrire un train). Actuellement, les cartes vidéo traitent des instructions d'assez haut niveau (commandes OpenGL ou vertex programs à exécuter), mais c'est exceptionnel. Les modes push (interruptions) et pull (lectures normales) existent.

10.
    Quand on se cogne le pied, on reçoit successivement les informations suivantes : « le mouvement de la jambe s'est interrompu », « il y a un fort contact entre l'orteil et une surface résistante ». Cette dernière information est combinée avec un instinct en dehors de l'esprit pour provoquer la sensation de douleur.
    Certaines techniques d'optimisation utilisées en infomatique consistent à faire évoluer le système à optimiser de manière plus ou moins aléatoire, et à évaluer les états du système selon un critère prédéfini. On favorise l'évolution qui améliore ce critère.

11.
    Un bébé envoie des ordres vers ses modules de sortie sans savoir ce qu'ils vont provoquer comme actions. Il y a un ensemble resteint (par rapport aux animaux) de réflexes instinctifs qui lui servent à suvivre initialement : la têter, attraper ce qu'on pose dans la paume de sa main, etc. Certains de ces réflexes subsisteront (réflexe d'extension du  genou), d'autres disparaitront (hurler en cas de douleur).
    Au démarrage de l'ordinateur, il charge le BIOS, qui lui donne accès aux périphériques vitaux à partir duquel il peut charger le système d'exploitation. Avant cette phase, il ne sait rien sur ce qui ce à quoi il est branché.

12.
    Par exemple l'apprentissage d'un mouvement de danse. D'abord, il l'esprit donne une par une les instructions de mouvement aux jambes. Au fur et à mesure, le module de sortie qui pilote les jambes prend en charge le pas de danse. Après l'apprentissage, l'esprit peut demander d'exécuter le pas de danse comme un tout, ce qui est une instruction de haut niveau.
    De la même manière pour le langage. Quand on apprend une nouvelle langue, l'esprit doit convertir les pensées en phrases mot par mot (de même pour l'écoute). Après la phase d'apprentissage, le module de sortie pilotant la langue et la gorge est capable d'effectuer lui-même la conversion. Après l'alphabétisation, ce module peut se connecter avec un centre d'écriture pour convertir les mots en lettres et les écrire.
    Les ordinateurs ne peuvent pas apprendre. Par exemple, il n'y a pas de mécanisme qui transforme dynamiquement un algorithme logiciel en circuit matériel.

13.
    Dans la rue, la marche est le plus souvent affaire de réflexe : on a donné une commande de haut niveau aux modules moteurs pour marcher vers un endroit. L'esprit a donc le loisir de dérouler un fil de pensées indépendant. Cependant, quand il faut traverser une rue, l'esprit reprend le contrôle pour traiter lui-même les données et prendre les décisions. Ensuite, quand le moment critique est passé, l'esprit reprend son fil de pensées. Ce mécanisme est mis en place tôt, vers 3-4 ans, quand l'enfant s'arrête de jouer pour écouter sa mère, et reprend son jeu après le temps de communication.
    Sur les ordinateurs, les systèmes d'exploitation on un mécanisme de multi-tâche qui fonctionne de manière analogue. Les ordinateurs peuvent aussi avoir plusieurs processeurs, ce qui n'a pas d'équivalent chez l'humain (c'est sans doute pour cela que les humains on tant de mal à écrire des programmes pour ces architectures).

14.
    On est au bureau et qu'on a le choix entre deux fils de pensées : son travail et ses aventures amoureuses. Le plaisir associé au premier fil est inférieur au second et les niveaux de priorité sont en conséquence. On passe donc son temps à rêvasser au lieu de poursuivre la tâche.
    Certains fils ont des contraintes de temps réel : ils doivent aboutir à une sortie avant un certain délai. C'est le cas de la décision de traverser la rue dans l'exemple précédent, de la conversation, d'un partiel (pour un étudiant) etc. L'esprit passe dans l'état concentré : il ne traite plus que le fil temps réel, ce qui correspond à une priorité infinie. Si la longueur de traitement du fil n'est pas bornée on se retrouve dans une situation d'hésitation.
    Le fonctionnement de la commutation de tâche sur les ordinateurs suit exactement ce modèle, il y a même des processus temps-réel sur certains systèmes.

15.
    L'être humain (homo sapiens sapiens) est probablement le seul animal à avoir un moniteur. Ceci permet d'accélerer de manière décisive ses cycles d'apprentissage. Pendant qu'on traite une équation, le moniteur observe le fonctionnement de l'esprit qui tâtonne pour avancer dans la résolution. La solution trouvée, l'esprit peut analyer son fonctionnement, et en déduire une méthode de résolution qui s'appliquera à d'autres équations. C'est beaucoup plus rapide que de résoudre un grand nombre d'équations d'un certain type et de compter que l'habitude se mette en place toute seule.
    Le moniteur est très utile dans la vie sociale. Il permet d'évaluer comment son attitude est perçue par son entourage. Il dépend moins de l'humeur que les processus normaux. Il permet de rassembler des tendances vagues en une volonté.
    On peut demander à l'esprit de « basculer » sur le moniteur lorsqu'une pensée prédéfinie apparaît. Par exemple, quand on a décidé de travailler un peu, il faut bloquer un fil de pensées encombrant (sur une aventure amoureuse). Il suffit donc d'établir une association entre la pensée à sa bien-aimée et le moniteur. Le moniteur se déclenche alors à chaque fois que les pensées s'égarent et annule le fil de pensées parasite (ça marche pas forcément bien).
    Sur les ordinateurs, on peut associer un débuggeur à tout processus. Il permet d'interrompre le processus, d'examiner les données associés, changer son point d'exécution. On peut aussi faire que le débugger soit appellé quand on arrive à un certain point d'exécution ou quand un événement donné se déclenche (lecture/écriture à une adresse donnée, interruption).

16.
    Ces deux contraintes permettent d'explorer un espace de pensées intéressantes (plaisantes) de manière séquentielle (on repasse le moins possible par des pensées déjà visitées). Elles sont reprises telles quelles dans des techniques d'exploration de graphe ou d'optimisation discrète.

17.
    La mauvaise humeur, par exemple, a par pour effet de sélectionner les fils de pensée qui portent sur soi-même et ont une connotation de déplaisir.
    L'excitation est une humeur qui a pour effet d'accélérer le fonctionnement de l'esprit et de certains périphériques.
    Les sentiments sont des pensées mémorisées qui provoquent une humeur définie quand on les évoque.
    Les ordinateurs ont un certain nombre de registres d'état, qui déterminent de quelle manière ils fonctionnent :
Ce sont donc simplement des auxiliaires de calcul qui n'ont pas l'effet sélectif sur l'exécution du code.

18.
    Comprendre le monde signifie avoir une représentation cohérente, qui n'est pas contredite par l'observation. Avoir une représentation stable donne du plaisir, la remettre en cause est douloureux.
    C'est pour ce plaisir qu'on a inventé et défendu des représentations les plus fantaisistes, pourvu qu'elles soient universelles. C'est à cause de cette douleur qu'on est incapable de les remettre en cause quand, à l'âge adulte ou à l'occasion d'une nouvelle expérience, la représentation s'avère erronée. Ceci est une raison du succès persistant des religions.
    On aime la représentation la plus stable. Même les révolutionnaires qui contestent l'ordre de la société sont attachés à la stabilité d'une représentation plus basique.
    Le besoin de stabilité se projette dans le monde réel. On agit de manière à pérenniser l'environnement dont on a la représentation. On développe donc une morale : un ensemble de règles qu'on s'impose pour assurer la stabilité du monde.
    Les ordinateurs n'ont pas de représentation du monde.

19.
    La projection est mise en évidence par le phénomène des « membres fantômes » chez les amputés. Ils ne peuvent plus effectuer de mouvement avec leur membre amputé  dans la réalité, mais il peuvent encore l'utiliser (pendant quelque temps) dans leur représentation. Ceci montre que l'instruction en sortie est une projection d'un mouvement effectué sur la représentation.

(septembre 2003)