La cour de récréation

Le corps

L'homme peut vivre en ne comptant que sur sa force physique.

Il l'a fait en d'autres temps et le fait encore en d'autres lieux. Le chasseur-cueilleur, puis le paysan, peuvent manger, se loger et se défendre de leur environnement par la seule force de leurs mains. Ils peuvent même subvenir aux besoins élémentaires d'un petit groupe familial ou tribal.

Que la force humaine fût une condition de sa subsistance était jadis une certitude. Dans la Bible, Dieu assigne à l'homme (masculin) ce destin:

« Le sol sera maudit [...]. C'est à force de peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie. »

La société dans laquelle nous vivons actuellement est un état stable issu de la révolution industrielle. Cet ordre repose sur la certitude exactement inverse :

l'homme ne doit pas dépendre de sa force physique pour sa subsistance.

Il y a deux siècles, les hommes étaient en majorité paysans, manutentionnaires, fantassins. Aujourd'hui, ils sont en majorité employés de bureau (de tous genres). Une proportion très minoritaire de la population exerce des tâches physiques, et tous les efforts un peu rudes sont pris en charge par des machines.

La fin du 20e siècle a parfait cette conversion. Quelques détails frappent : la désuétude du service militaire, qui valorisait la force chez les conscrits ; le souci pour les handicapés physiques, dont il est devenu immoral qu'ils soient gênés dans leur vie quotidienne.

Le jeune humain du début du 21e siècle se trouve donc dans une situation où il n'a plus besoin du tout de sa force ni de son habileté.

Or, d'un point de vue physique l'être humain est un instrument mécanique extraordinaire. Par rapport aux autres animaux, son pouce opposable et la très large gamme de gestes dont il est capable lui donnent une liberté de mouvement égalée seulement pas ses cousins primates et peut-être certains céphalopodes. Par rapport aux machines, le corps humain est plus efficace énergétiquement, plus articulé, mieux coordonné, moins bruyant et auto-réparant.

Voici donc le jeune humain passant cinq jours par semaine devant un ordinateur, un volant, en discussions, etc., mais n'utilisant pratiquement pas la remarquable machine à sa disposition. Tout naturellement, il cherche un exutoire à son énergie inemployée. Il baille en s'étirant parce que ses muscles ont besoin d'extension. Il se tortille sur son séant par peur de développer des escarres. Les repas trop riches gorgent son sang de glucose qui chatouille ses veines !

Ira-t-il au travail en trottinant, ou à vélo ? montera-t-il les escaliers à pied ? fauchera-t-il l'herbe de son jardin ? Curieusement, non. Il va travailler en voiture, monte en ascenceur et utilise une tondeuse à gazon. Il évoque pour cela des raisons pratiques plausibles : il est mal éveillé le matin, craint les marches bruyantes et trouve sinistre la faux. Cependant, fondamentalement, la morale actuelle ne fait pas confiance à la force humaine, considérée comme inadaptée ou trop noble pour les tâches pratiques.

Donc, le sport.

Le sport

Un sport est une activité suffisamment inutile pour que l'homme y consacre ses efforts en bonne conscience. Il en existe une grande variété : les plus basiques servent uniquement à accroître l'endurance, l'amplitude ou la force musculaires (course, gymnastique et musculation); les autres y adjoingnent des enjeux divers, comme le jeu (échanges de balles), l'environnement (randonnée), la précision (tir), l'habileté (escalade), l'esthétique (patinage artistique).

Pratiquement tous les sports, quand ils sont pratiqués intensivement, culminent en compétition. Il y a donc une évaluation, qui se propage aux niveaux plus paisibles de la pratique sportive. Tous les aspects du sport deviennent mesurables : apport et dépense énergétique (en joules mangés ou transformés), métabolisme de l'eau et de l'air (en litres bus ou inspirés), puissance ou souplesse des contractions musculaires (en kilos soulevés ou degrés de grand écart), endurance (nombre de pompes), niveau technique (cotation de voies d'alpinisme).

À Grenoble

Prenons un grenoblois archétypal : il est originaire d'une autre ville, ingénieur aisé, la trentaine, sans enfants. Cinq jours par semaine, il n'utilise que son cerveau. Le week-end, pris de ce bouillonnement dans les membres, il se donne tout entier au sport. Il pédale sur son vélo, marche dans la montagne, court, escalade, s'essaie à l'alpinisme, skie... Individualiste et autonome, il pratique de préférence seul, en tout cas sans moniteur professionnel. En deux jours il s'épuise méthodiquement.

Les Alpes aux alentours de Grenoble sont aménagées pour lui. Les stations de ski sont les équipements les plus visibles, mais il y a aussi des chemins balisés, des voies d'escalade équipées, des refuges pour les alpinistes, des points d'ancrage dans les grottes, etc. Ces attractions sont recensées dans des topo-guides et, surtout, cotées ! au ravissement de l'ingénieur adepte d'efforts mesurés et d'exploits calibrés.

Une myriade de cotations exprime les difficultés techniques et physiques des parcours. Tel itinéraire de ski de randonnée est côté AD (assez difficile), telle voie d'escalade est indiquée 6b (nécessite des années de pratique), telle randonnée *** (pour marcheur occasionnel).

Le massif est devenu une énorme cour de récréation pour sportifs du dimanche.

L'aventure

Y a-t-il de l'aventure dans les montagnes grenobloises ? On qualifie de « terrain d'aventure » des voies d'escalade partiellement équipées et entretenues irrégulièrement : elles sont risquées. Ces risques sont commentées laconiquement par les professionnels qui rédigent les topo-guides. On distingue les risques objectifs et subjectifs ; en escalade on parle de voies plus ou moins « exposées » ; les communes délimitent les espaces balisés (où leur responsabilité peut être engagée) par des panneaux informatifs. L'ingénieur grenoblois peut choisir précisément le niveau de risque qu'il est prêt à prendre dans son sport.

Il y a donc, tout naturellement, des cotations pour le risque : en escalade ce sont des petites bombes (trois bombes = attention) ; pour les skieurs, la météo indique des risques d'avalanche (niveau 3 = danger !) ; en randonnée, le balisage recommande parfois des chaussures spéciales.

L'aventure du grenoblois est donc la prise raisonnée d'un risque quantifié. En le combinant avec son niveau de pratique du sport, les conditions métérologiques et quelques autres paramètres, il peut le traduire en une probabilité, disons entre 10-7 et 10-3, de se blesser ou de mourir pendant une sortie sportive.

L'aventurier récréatif distingue a priori une hiérarchie des sports dangereux : de la randonnée et du vélo à l'alpinisme et au parapente, jusqu'aux sports plus marginaux, comme le base-jump ou le para-ski. Il est un peu condescendant envers à ses camarades prenant moins de risques, mais taxe ceux qui en prennent plus d'inconscience.

Interrogez-le sur ses expériences. Une fois en confiance, il parle des situations périlleuses où il s'est trouvé et des blessures dont il a souffert. Bien souvent, la gène qu'il a de son comportement bravache est négligeable devant la fierté qu'il tire de son aventurette dans la cour de récréation...