Le Destroy Art
Récemment, j'ai découvert un nouveau type
d'art moderne, qui a tout particulièrement attiré mon attention.
C'est le « Destroy Art ». J'ai vu un article dessus dans le
Libération
du 12 août, et j'ai depuis exploré les sites qui lui sont consacrés
sur le Web, et notamment la
homepage du fondateur du concept, Julian
Schwerzel.
On peut dire, je crois, que le Destroy Art (DA) est l'état
de l'art de la décadence artistique. Jamais les artistes n'ont cherché
avec autant cynisme à choquer les spectateurs.
Principe du DA
Le DA consiste à détruire un morceau d'un
écosystème. L'artiste DA cherche un endroit, le plus naturel
possible, et s'attache à le souiller de la manière la plus systématique
et artistique qu'il peut. L'oeuvre de DA n'est pas liée à un
support particulier : ça peut être une vidéo, des photographies,
une
performance (représentation), une composition sculpturale,
etc.
L'oeuvre de DA se caractérise par un
Endroit
(avec un E majuscule), un instant : celui où l'oeuvre est terminée,
à partir duquel il va se dégrader, et des sujets : les vies
massacrées.
Voici par exemple comment Juilan Schwerzel décrit
le déroulement d'une des ses créations les plus abouties,
Pollution
Hebdomadaire :
Je suis allé dans le Massif Central, avec une vieille
estafette Citroën et quelques outils de jardinage. Je me suis arrêté
sur une petite route sur le bord d'une montagne en pleine cambrousse. À
partir de là, j'ai remonté un petit ruisseau presque jusqu'à
sa source. Là j'ai trouvé un bon endroit (l'Endroit), dans
la forêt.
J'ai commencé par faire des photos, sans rien toucher. Sinon, on pourrait
confondre l'oeuvre de DA avec de la simple pollution industrielle.
Ensuite, j'ai commencé. J'ai coupé à la scie les arbres
les plus gros. Les plus petits, je les ai cassés au niveau des
branches et du tronc, de manière à faire le plus d'échardes
possible. J'ai brûlé les plantes plus petites, sauf
les orties. Il fallait laisser quelques repères pour que l'Endroit
soit reconnaissable d'après les photos.
Ensuite, il fallait salir la rivière. Pour ça, j'ai fait un
barrage avec du bois sec, des vieilles nippes et des sacs en plastique. Ensuite,
j'ai jeté un mélange de sable et d'huile de vidange dans le
bassin qui s'est constitué. Puis j'ai mis des produits chimiques dans
l'eau, ce qui a tué les poissons, qui se sont mis a flotter contre
mon barrage.
L'estafette devait faire partie de l'oeuvre. J'ai démonté le
moteur, et j'en ai transporté des parties à l'Endroit. J'ai
jeté le jerrycan d'essence dans une flaque stagnante, de manière
à faire apparaître des reflets irisés.
J'ai aussi capturé un lièvre avec un piège. Je l'ai
tué, j'ai ouvert son ventre, et je l'ai laissé pourrir un peu
au soleil, et je l'ai mis sur le bord de la rivière.
Pendant tout ce temps, j'ai fait mes besoins sur l'Endroit, en laissant bien
en évidence le papier-toilette rose. J'ai aussi cassé sur les
cailloux toutes les bouteilles de bière que j'ai bues.
Pour ajouter une odeur appropriée, j'ai vidé et cassé
une caisse de flacons de parfum et de déodorant, et j'ai amené
des ordures d'une décharge à proximité dans l'endroit.
J'ai fait tout ça en huit jours, d'où le nom de l'oeuvre. J'ai
ensuite fait des photos, et la semaine suivante, j'ai fait visiter mon oeuvre
par les amis qui me l'avaient commandé.
Vu comme ça, on pourrait croire que le DA est une
question de destruction brutale. En réalité,
Pollution Hebdomadaire
est un petit bijou d'harmonie et d'équilibre. La disposition des ordures
suit un modèle subtil de strates qui semble se répandre à
partir d'un point central vers la périphérie de l'endroit.
On voit tout de suite que c'est l'expression de la puissance créatrice
d'un artiste.
L'oeuvre est donc, d'une part la performance, dont seuls
ces quelques amis on pu profiter, et d'autre part les photos. Une partie
des photos est disponible sur son site web. Les autres vont être publiées
dans un livre sur le DA, à paraître prochainement.
Malheureusement, le support initial de l'oeuvre, l'Endroit,
est assez instable. Les plantes repoussent rapidement, et en quelques années,
la nature fait disparaître l'oeuvre. C'est d'ailleurs le problème
avec beaucoup d'oeuvres d'art moderne.
Origines et tradition du DA
Julian Schwerzel est le fondateur
du DA. Il naquit à Köln (Allemagne) en 1971. Il fit des études
d'art plastique à l'Université de Strasbourg (il parle très
bien français). Ensuite, il tourne quelques années en Europe
de l'Ouest et de l'Est. Pendant cette époque, il peint et expose deux
séries de toiles qui passent à peu près inaperçues.
C'est aussi pendant ce temps que
l'idée du DA se dessine peu à peu dans son esprit. Dans son
interview à Libé, il explique :
La genèse du DA a été assez longue. J'ai
toujours été fasciné par les pulsions destructrices de
certains mouvements artistiques. En premier lieu, bien sûr, j'ai été
frappé par les compressions de voitures de César. La
tôle réduite en charpie transpire la violence et une espèce
d'irrépressible volonté de destruction.
Venant d'une autre direction, j'ai été frappé par ce
collectif artistique chinois, qui emmurait vivants des animaux. Les visiteurs
de l'exposition pouvaient ensuite assister à leur agonie. Cela choque
les Européens, particulièrement en Allemagne, mais les visiteurs
Chinois étaient hilares devant les spasmes d'un gros homard !
C'est en Hongrie que j'ai pris la mesure de l'attitude des communistes vis-à-vis
de la nature. Ils ont un tel mépris que ça en devient de la
haine. En Europe de l'Est, l'architecture, l'industrie lourde, les infrastructures,
tout... écrase ce qui est vert.
C'est en Europe du Sud que les pulsions contre la nature ressemblent le plus
à (hum) une démarche artistique. Je m'en suis rendu compte
en assistant à des corridas. J'ai aussi participé à
des chasses à courre. Mais il y aussi les pyromanes. Ils sont tellement
nombreux que c'est presque un mouvement social !
Dans son site web, il explique qu'on peut classer ces
démarches en deux approches : l'approche industrielle (qui consiste
à détruire en grandes quantités), et l'approche cruelle
(qui consiste à tuer par plaisir).
Le DA est né de la convergence des deux courants :
on tue par cruauté, mais aussi à grande échelle. C'est
en ça que le DA repousse les limites de la représentation artistique.
En effet, on a mis du temps à admettre que tuer des animaux individuellement
peut être considéré comme un art. De la même manière,
en architecture, l'idée que des blocs de béton énormes
et carrés puissent être de l'art ne s'est imposée qu'à
la fin du vingtième siècle. Avec le DA, l'art explore un domaine
qui lui était encore inconnu : la destruction massive.
Et ça a bien les caractéristiques de l'art. Le DA est artificiel,
puisque seuls les humains ont la capacité de détruire à
grande échelle leur milieu. Ce DA touche aussi la sensibilité
des gens, il provoque des réaction d'admiration et de rejet. Et c'est
un art engagé, puisqu'il s'inscrit dans le débat de société
sur la protection de la nature.
Pour la petite histoire, il précise :
En fait, le nom de « Destroy Art » vient de ma nièce.
Devant une de mes premières oeuvres, elle s'est exclamée :
« Wow ! c'est du destroy ce que tu fais ! ». Je me suis dit que
c'était percutant et en plus c'est en anglais, donc c'est quand même
plus compréhensible internationalement que « verschmutzungskunst
».
Courants et variantes du DA
Schwerzel a été
(est toujours) le premier inspirateur du DA, mais d'autres l'ont suivi. Il
y a notamment un mouvement assez actif aux États-Unis : le groupe
Immaculate Destruction. Un des membres du groupe, Angel Whiteblush, explique
(traduction maison de leur site web) :
Nous allons dans un trou perdu dans, disons, le Montana. Nous
prenons des gros camions et des pelleteuses. Là on choisit l'Endroit,
grand, disons, de quelques terrains de base-ball.
Nous commençons par faire des chemins dans l'Endroit, avec les pelleteuses.
Nous déracinons les arbres. Puis on roule pendant quelques jours sur
les chemins, pour enfoncer les arbres dans la terre. Si le temps est pluvieux,
ça fait de la boue partout. Les machines perdent des pièces,
qui s'éparpillent partout dans l'Endroit.
Puis on étale des gravats, des dalles de béton, des vieilles
façades en plastique et d'autres débris de construction. On
essaie aussi d'amener le plus possible de canettes de coca, de pizzas surgelées
pour manger. Ça fait beaucoup d'ordures qu'on peut jeter partout.
Quand on est contents, on filme ça d'en haut avec un hélicoptère
télécommandé. Pendant ce temps, nous nous roulons dans
les ordures. Ou alors, on fait des conneries. Par exemple, nous attachons
un camion à un arbre, de manière à ce qu'il ne puisse
pas bouger. Puis on le fait rouler jusqu'à ce que les pneus aient
creusé la terre jusqu'aux essieux !
On voit que la variante américaine
est plus massive et spectaculaire. C'est aussi elle qui est la plus connue
dans les milieux artistiques. Plusieurs de leurs Endroits ont été
achetés par des collectionneurs, mais eux aussi sont confrontés
au problème de la conservation de l'oeuvre.
On peut citer l'artiste japonaise
Yoko Igato, qui a une approche beaucoup plus subtile et intimiste. Voici
ce qu'en dit la plaquette de l'exposition qu'elle a tenu au galerie Lenglois
(Paris) cet été :
Je me suis intéressé à un endroit dans mon
jardin, qui comportait une fourmilière en tas d'une dizaine de centimètres
de haut, un petit cerisier, entourés d'herbe et de trèfles.
Mon approche a consisté à la mettre ces deux éléments,
la fourmilière et le cerisier, en contact avec une substance différente
chaque jour. Un jour j'ai versé de l'eau de vaisselle dessus. Le jour
suivant, de la sauce de soja, puis de l'encre verte, puis j'ai uriné
dessus, etc. À chaque fois, les fourmis sortaient de leurs trous pour
regarder ce qui leur arrivait du ciel.
J'ai fait des photos au fur et à mesure, et j'ai arrêté
quand le cerisier a commencé à perdre ses feuilles. Les fourmis
ne bougeaient presque plus.
Grâce aux dimensions modestes
de son Endroit, on a pu le mettre dans une boîte réfrigérée.
Elle était exposée à Paris en même temps que la
série de photos.
Les pouvoirs publics et le DA
En général, exercer
le DA enfreint les lois en vigueur sur la protection de l'environnement.
Les artistes sont donc contraints d'exercer en secret. Ainsi, il se contentent
souvent de faire des photos de l'Endroit et d'y mener quelques personnes
triées sur le volet.
Certaines autorités locales
commencent cependant à voir l'intérêt du DA. Ainsi, le
maire de Fugiel (Lot) a invité Schwerzel à faire une exposition
dans une clairière de la forêt communale. Le potentiel touristique
du DA pèse dans la balance : l'art moderne peut attirer beaucoup d'amateurs,
et cette mouvance est en expansion.
Apparemment, le musée des
Abattoirs, (ici à Toulouse), serait aussi intéressé
par une expo sur le DA. Ça ferait un pendant à sujet de cet
été sur la Péninsule Europe, qui expose des cartes de
bassins versants pour expliquer comment marche la pollution aquatique.
Références sur le DA
site web de Julian Schwerzel :
http://perso.wanadoo.fr/julian_schwerzel/da_manifesto.html
site web de Immaculate Destruction :
http://www.immaculatedestruction.com
galerie Lenglois : 134, rue du Gal. Lancefoc, Paris XIII
le livre : « Julian Schwerzel und das Destroy Art », Knospen
Verlag, Berlin (à paraître début 2003).